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lundi 31 août 2015

Papa reviens !

Papa reviens !
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La brume s’était levée depuis une petite heure. Comme d’accoutumée, je fais quelques pas sur ce sentier de terre grise.
l’air frais emplit mes narines et je peux sentir cette douce odeur de moisissure: ce parfum que l’on rencontre souvent en sous-bois l’automne. En forçant la chose, j’expire, tentant de créer ces longs panaches de vapeur qui se déforment dans des volutes bercées par la brise. J’adore faire ça ! Je me sens bien, plein de vie, tel un étalon qui finit sa course, ou un dragon diabolique écumant de sueur.
J’aime ma forêt comme je l’appelle. En fait, il s’agit plus d’un petit bosquet en bordure de la petite cité où je réside. Nous sommes à une soixantaine de kilomètres de Londres, loin du bruit et de l’effervescence de la capitale. Chaque matin, depuis je ne sais combien de temps, je viens ici.
Je la connais sur le bout des doigts, ma forêt, je peux la dessiner en fermant les yeux, reconnaitre ses parfums parmi cent. Cela ne m’empêche pas, à chaque fois, de la découvrir différente.
Pas de vent ce matin, j’attaque la partie un peu inclinée, dans une centaine de mètres j’arriverai au croisement.
Les fougères que j’avais vu si majestueuses, fringantes et crâneuses en bordure de chemin il y a peu; baissent la tête. Elles se recroqueville sur elle-mêmes. Quelques feuilles en déclin ; mi-cramoisies mi-flamboyantes, ajoutent leur poids à cette dure vérité de la loi des saisons.
De temps en temps, je m’arrête, surtout dans cette douce montée, autant pour reprendre un peu mon souffle que pour poser ma main sur une écorce de chêne.
J’aime les chênes, et je les choisis toujours robustes et fiers, forts des décennies qu’ils ont vues passer. Je peux sentir leur force qui parcourt leur essence. Cela m’apaise, me rassure. Imaginer qu’ils sont les témoins silencieux de tant de choses, de tant de printemps, de tant de futilités auxquelles on ne prête plus attention. J'aimerais avoir la patience d’un chêne.
Mais ce matin, alors qu’à l’habitude j’entends uniquement craquer les brindilles sous mes pas, une voix cristalline retentit. Je ne distingue pas clairement les mots prononcés, comme lointains, en filigrane.
De toute manière, ils ne me sont pas destinés, je vis seul dans ma petite maison, un peu à l’écart des gens d’ici. Mais cette voix si fine et claire comme le cristal semble faire partie de ma forêt.
Je repousse ma pause, et forçant le pas je distingue le carrefour. De nouveau, cette voix de diva brise la tranquillité que j’aime tant. Maintenant, j'identifie les paroles :
« Papa ! Attends ! »

Je n’ai pourtant croisé personne, et personne ne me précède, je n’ai pas d’enfant, mais la question se pose : est-ce pour moi ?
J'analyse le timbre, certainement une jeune enfant, une dizaine d’années ? Maintenant qu’elle est audible, je la distingue mieux, limpide, comme une eau de source un jour ensoleillé et chaud.
Peut-être l’enfant d’un voisin qui de loin me prend pour son père ? J' accélère le pas afin d’avoir vue sur le croisement, peut-être est-il à l’angle ?
Plus j'accélère, plus je perds pied, j’entends à nouveau cet appel, ainsi que la cadence d’une petite foulée essoufflée qui se rapproche de moi: « Papa, je t’en prie! Attends-moi! »
Je n’ose me retourner; j’arrive enfin au niveau des sentiers perpendiculaires.... Dans un geste mécanique et rapide, ma tête pivote, à droite puis à gauche, de nouveau pour être sûr, personne, pas d’homme, personne, seulement moi et mon souffle maintenant haletant.
Mes jambes vacillent, j’avais connu cette sensation, je m’en souviens maintenant; la foule qui hurle, les flashs qui crépitent et cette douleur qui ne me quitte pas. J’ai du mal à voir et le sang me tambourine les tempes.
Je sens cette goutte qui perle sur l’arrête de mon nez, ce coup au foie, mon souffle coupé, je m’effondre. Et cette douleur lancinante à la tête, pourquoi ? La foule hurle de plus en plus et je ne sens plus rien si ce n’est mon cœur qui bat la chamade, je ne vois plus rien, je n’entends plus.
Une main agrippe alors la manche de ma veste de tweed: « Papa ! Alors ? »
Lentement, je tourne la tête et aperçois ce visage enchanteur, les traits fins d’une blancheur que seuls deux yeux d’un bleu étincelant viennent ciseler. De longs cheveux d’un noir intense augmentent la pâleur de son teint. Elle est toute aussi fine que sa voix.
Mes jambes ne cessent de trembler et aucun son ne sort de ma bouche. Comment une si jolie jeune fille peut m’appeler papa ? Moi  ? L'homme au visage déformé par les coups, à la peau granuleuse comme l’écorce de mes chênes préférés. Je me sens si grand, si fort, et si faible soudainement. Cette grande carcasse qui me porte encore devient guimauve.
La main de cette enfant glisse jusque dans la mienne, je la sens à peine, si légère, si fine, telle une caresse, un souffle, un morceau de dentelle. Comment est-ce possible ? Comment puis-je être le père d’un ange et ne pas m’en souvenir ?
Je passe doucement la main sur mon visage tout en inspirant profondément, vérifiant que je suis bien éveillé.
La pression de sa main se fait plus forte, je la regarde à nouveau. Mille étoiles caressent la surface de ses yeux, j’y vois la Voie lactée, les aurores boréales, les couchers de soleil. Deux perles ruissèlent sur ses joues y creusant deux sillons qui déchirent mon âme.
«  Papa, reviens! » Mon cœur se sent à l’étroit, ma tête bourdonne.
«  Papa allez viens, je dois aller en cours bientôt, tu as encore disparu de la maison sans prévenir. »
Je m’entends répondre, de ma voix la plus douce possible:
«  Excuse-moi ma puce, donne-moi ton cartable. » Elle change de côté, me prend l’autre main et se blottit contre moi m’entrainant à faire demi-tour.
C’est vrai ... J’ai une fille, je m’en souviens à présent et mon cœur saigne de l’avoir oubliée...
« Ma puce? Elle est loin la maison? »
« Non mon papounet, je t’aime ».
« Moi aussi je t’aime! »

Je suis bien, heureux, calme... Je me sens comme le chêne millénaire, rien ne peut m’arriver je vais vivre longtemps à travers elle, et pourtant je m’en souviens, mes années sont comptées j’ai la maladie d’Alzheimer.

6 commentaires:

  1. Un texte superbe. Je me suis plongée dans cette histoire. J'ai d'abord pensé qu'elle se transformerait en un improbable écrit de science fiction. Quelle fin ! Joliment écrit.

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  2. Je n'ai pas vu venir la fin, quelle claque et quel drame !

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  3. Joli texte empreint de sensibilité.

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  4. Une jolie nouvelle à la fois troublante et émouvante. Des personnages touchants et attachants.

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    1. Merci. L'une de mes premières, elle m'a un peu poussé à poursuivre.

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