Papa
reviens !
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La
brume s’était levée depuis une petite heure. Comme d’accoutumée, je fais quelques pas sur ce sentier de terre grise.
l’air
frais emplit mes narines et je peux sentir cette douce odeur
de moisissure: ce parfum que l’on rencontre souvent en sous-bois
l’automne. En forçant la chose, j’expire, tentant de créer ces
longs panaches de vapeur qui se déforment dans des volutes bercées par la brise. J’adore faire ça ! Je me sens bien, plein de vie, tel un
étalon qui finit sa course, ou un dragon diabolique écumant de sueur.
J’aime
ma forêt comme je l’appelle. En fait, il s’agit plus d’un petit
bosquet en bordure de la petite cité où je réside. Nous sommes à une soixantaine de kilomètres de Londres, loin du
bruit et de l’effervescence de la capitale. Chaque matin, depuis je ne sais combien
de temps, je viens ici.
Je
la connais sur le bout des doigts, ma forêt, je peux la dessiner en
fermant les yeux, reconnaitre ses parfums parmi cent. Cela ne
m’empêche pas, à chaque fois, de la découvrir différente.
Pas
de vent ce matin, j’attaque la partie un peu inclinée, dans une
centaine de mètres j’arriverai au croisement.
Les
fougères que j’avais vu si majestueuses, fringantes et crâneuses en
bordure de chemin il y a peu; baissent la tête. Elles se recroqueville sur elle-mêmes. Quelques feuilles en déclin ;
mi-cramoisies mi-flamboyantes,
ajoutent leur poids à cette dure vérité de la loi des saisons.
De
temps en temps, je m’arrête, surtout dans cette douce montée,
autant pour reprendre un peu mon souffle que pour poser ma main sur
une écorce de chêne.
J’aime
les chênes, et je les choisis toujours robustes et fiers, forts des décennies qu’ils ont vues passer. Je peux sentir leur force qui parcourt leur essence. Cela m’apaise, me rassure.
Imaginer qu’ils sont les témoins silencieux de tant de
choses, de tant de printemps, de tant de futilités auxquelles on ne
prête plus attention. J'aimerais avoir la patience d’un chêne.
Mais
ce matin, alors qu’à l’habitude j’entends uniquement craquer les brindilles sous
mes pas, une voix cristalline retentit. Je ne distingue pas
clairement les mots prononcés, comme lointains, en filigrane.
De
toute manière, ils ne me sont pas destinés, je vis seul dans ma
petite maison, un peu à l’écart des gens d’ici. Mais cette voix si
fine et claire comme le cristal semble faire partie de ma forêt.
Je
repousse ma pause, et forçant le pas je distingue le carrefour. De
nouveau, cette voix de diva brise la tranquillité que j’aime tant. Maintenant, j'identifie les paroles :
« Papa !
Attends ! »
Je
n’ai pourtant croisé personne, et personne ne me précède,
je n’ai pas d’enfant, mais la question se pose : est-ce pour
moi ?
J'analyse le timbre, certainement une
jeune enfant, une dizaine d’années ? Maintenant qu’elle est audible, je la distingue mieux, limpide, comme une eau de source un jour ensoleillé et chaud.
Peut-être
l’enfant d’un voisin qui de loin me prend pour son père ? J' accélère le pas afin d’avoir vue sur le croisement,
peut-être est-il à l’angle ?
Plus
j'accélère, plus je perds pied, j’entends à
nouveau cet appel, ainsi que la cadence d’une petite foulée
essoufflée qui se rapproche de moi: « Papa, je t’en prie!
Attends-moi! »
Je
n’ose me retourner; j’arrive enfin au niveau des sentiers
perpendiculaires.... Dans un geste mécanique et rapide, ma tête
pivote, à droite puis à gauche, de nouveau pour être sûr, personne, pas d’homme, personne, seulement moi et mon souffle
maintenant haletant.
Mes
jambes vacillent, j’avais connu cette sensation, je m’en
souviens maintenant; la foule qui hurle, les flashs qui crépitent et
cette douleur qui ne me quitte pas. J’ai du mal à voir et le sang me
tambourine les tempes.
Je
sens cette goutte qui perle sur l’arrête de mon nez, ce coup au foie,
mon souffle coupé, je m’effondre. Et cette douleur lancinante à la
tête, pourquoi ? La foule hurle de plus en plus et je ne sens
plus rien si ce n’est mon cœur qui bat la chamade, je ne vois plus
rien, je n’entends plus.
Une
main agrippe alors la manche de ma veste de tweed: « Papa !
Alors ? »
Lentement, je tourne la tête et aperçois ce visage enchanteur, les traits fins
d’une blancheur que seuls deux yeux d’un bleu étincelant viennent
ciseler. De longs cheveux d’un noir intense augmentent la pâleur
de son teint. Elle est toute aussi fine que sa voix.
Mes
jambes ne cessent de trembler et aucun son ne
sort de ma bouche. Comment une si jolie jeune fille peut
m’appeler papa ? Moi ? L'homme au visage déformé par les
coups, à la peau granuleuse comme l’écorce de mes chênes préférés.
Je me sens si grand, si fort, et si faible soudainement. Cette
grande carcasse qui me porte encore devient guimauve.
La
main de cette enfant glisse jusque dans la mienne, je la sens à
peine, si légère, si fine, telle une caresse, un souffle, un morceau de dentelle. Comment est-ce possible ? Comment puis-je être le père d’un
ange et ne pas m’en souvenir ?
Je
passe doucement la main sur mon visage tout en inspirant
profondément, vérifiant que je suis bien éveillé.
La
pression de sa main se fait plus forte, je la regarde à nouveau.
Mille étoiles caressent la surface de ses yeux, j’y vois la Voie
lactée, les aurores boréales, les couchers de soleil. Deux perles
ruissèlent sur ses joues y creusant deux sillons qui déchirent mon âme.
«
Papa, reviens! » Mon cœur se sent à l’étroit, ma tête
bourdonne.
«
Papa allez viens, je dois aller en cours bientôt, tu as encore
disparu de la maison sans prévenir. »
Je
m’entends répondre, de ma voix la plus douce possible:
«
Excuse-moi ma puce, donne-moi ton cartable. » Elle change de
côté, me prend l’autre main et se blottit contre moi m’entrainant à
faire demi-tour.
C’est
vrai ... J’ai une fille, je m’en souviens à présent et mon cœur
saigne de l’avoir oubliée...
« Ma
puce? Elle est loin la maison? »
« Non
mon papounet, je t’aime ».
« Moi
aussi je t’aime! »
Je
suis bien, heureux, calme... Je me sens comme le chêne millénaire,
rien ne peut m’arriver je vais vivre longtemps à travers elle, et
pourtant je m’en souviens, mes années sont comptées j’ai la maladie
d’Alzheimer.
Un texte superbe. Je me suis plongée dans cette histoire. J'ai d'abord pensé qu'elle se transformerait en un improbable écrit de science fiction. Quelle fin ! Joliment écrit.
RépondreSupprimerJe n'ai pas vu venir la fin, quelle claque et quel drame !
RépondreSupprimerJoli texte empreint de sensibilité.
RépondreSupprimermerci beaucoup !
SupprimerUne jolie nouvelle à la fois troublante et émouvante. Des personnages touchants et attachants.
RépondreSupprimerMerci. L'une de mes premières, elle m'a un peu poussé à poursuivre.
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