La rue grouille de monde, je progresse difficilement et je
peine même à me faufiler dans la foule, zigzaguant entre les parapluies. À
chaque fois la même chose, tous les jours à la même heure. Les tours de la
ville vomissent des gerbes continues d’employés rentrant chez eux. J’ai en horreur
ce moment de la journée, pourtant signe de repos bien mérité. Le métro est pire
encore. Après deux longues heures de trajet, j’arrive finalement à mon
domicile. Petit appartement de banlieue, au troisième étage d’un bâtiment des
années soixante. Je vis à cet endroit
depuis presque vingt ans.
Mon époux est mort l’année dernière, d’une crise
cardiaque qu’il avait, d’ailleurs bien méritée. Ce n’est pas que je le
détestais, mais gros fumeur et buveur invétéré il avait ses crises de violence.
J’avais souhaité sa mort des milliers de fois.
Malgré
tout, il me manque. Étrange, comme on
s’habitue aux personnes mêmes les pires d’entre elles. Je jette un rapide coup
d’œil dans la boite aux lettres, pas besoin de l’ouvrir, la porte tordue sur la
partie basse laisse aisément découvrir l’intérieur. Comme d’habitude quelques
publicités, je les enfourne dans la corbeille métallique qui n’en peut déjà
plus. L’ascenseur reste en panne depuis la semaine dernière. En fait, il l’est
plus souvent qu’en fonction. Je grimpe une à une les marches, les jambes
lourdes.
Mon
appartement n’est pas très grand, mais je m’y sens bien. Un deux-pièces cuisine
avec balcon donnant sur la tour d’en face. J’aime cet endroit, il mesure trois
mètres de long sur un mètre cinquante, mais c’est suffisant pour ce que j’y
fais. J’ai installé des canisses sur le pourtour de la rampe métallique. Cela
ne me cache pas vraiment, mais donne un aspect jardinet ou pour le moins plus
naturel qui me plait bien. Une petite table de café et une chaise métallique m’y
attendent. Régulièrement, je m’y installe et m’occupe de mes fleurs. Je jardine
même un peu dans des jardinières, pas grand-chose, mais quelques herbes culinaires.
Je possède un pied de romarin, je dois le tailler souvent, il pousse si
vigoureusement. Le thym se marie avec un pied de persil, les branches se
mélangent. Malheureusement février me laisse peu l’occasion d’y séjourner, ou
alors peu de temps. Cette année je ne crois pas que
je verrai la percée des crocus.
Cela
fait déjà plusieurs semaines que j’y pense sérieusement. Ma situation est loin
d’être enviable. Je vis seule, sans plus aucune attache. Certes, je travaille
dans une grande société du CaC40, mais comme femme de ménage. Quelle
satisfaction !
Le
salaire de base me permet à peine de terminer les fins de mois. C’est vraiment étonnant
parfois comme la solitude peut paraître pire que la souffrance.
J’ai
failli devenir maman, il y a longtemps maintenant, mais la cicatrice ne s’est
toujours pas fermée. Je me trouvais enceinte de quatre mois et demi lorsque l’accident
est arrivé. Mon mari venait de se faire licencier pour faute grave, et il était
rentré ivre à la maison. On s’est disputé, et il m’a poussé, je suis tombée sur
l’angle de la table de salon. La douleur n’était pas intense, mais le lendemain
des saignements m’ont amené à visiter les urgences. Le docteur très gentil n'a
rien pu faire pour moi. Étrangement, encore aujourd’hui je me mens ; parler d’accident
alors que tout est de sa faute. Je lui ai souvent tout pardonné, mais mon amour
pour lui a disparu ce jour-là.
J’ai
souvent pensé à le quitter, mais pour faire quoi, je ne travaillais pas. Je n’avais
pour ainsi dire pas d’ami, en tout cas pas le genre qui auraient pu me
recueillir pour un temps. Mes parents,
décédés dans un accident de voiture la veille de mes vingt ans, ne pouvaient
plus rien pour moi. Le peu de famille qui me restait se trouvait à la frontière
espagnole, et je comprenais à peine ce qu’ils disaient.
Parfois,
j’imagine ce que ma vie aurait pu être avec quelques choix différents, juste le
fait de ne pas avoir rencontré Raymond. Pourtant je l’aimais, du moins je
croyais l’aimer. En fait, je ne voulais juste pas me trouver seule. Il s’est
présenté à moi quand j’allais mal, je souffrais de la disparition de mes
parents, et il est apparu. Une bénédiction au début, mais qui s’est vite
transformée en cauchemar. J’ai beaucoup souffert, mais je ne me sentais pas
seule.
Aujourd’hui,
j’ai le cœur vide. Depuis une semaine il pleut, de cette pluie mi-neige mi-eau.
J’écrirai bien une lettre pour m’expliquer, mais à qui ? Et surtout pour
dire quoi ? Que j’en ai assez de cette vie fade, sans goût ni parfum !
L’état
dans lequel je me trouve me semble plus près de la sérénité que de l’anxiété,
mais je suis décidée. Je prends ma douche de manière mécanique, comme dans un
état second. Je ne pense pas, je bouge juste, les yeux dans le vide.
Face
au miroir, je me brosse les cheveux, quelques-uns restent attaches à la brosse,
noir et gris. Ma plus belle robe sera parfaite pour cette occasion. Un léger
maquillage et je suis fin prête.
Mon
balcon est le lieu parfait. Il fait froid, mais pas besoin d’enfiler un
manteau. Je tire un peu la chaise qui grince sur le béton. Je la positionne au
bord de la rampe et déchausse mes escarpins. Je m’applique et décompose chaque
mouvement, robotisée. Doucement, en me tenant au haut de la rampe, je grimpe
sur la chaise. Il fait déjà nuit, mais les lumières de la ville me permettent
de voir au loin. Paradoxalement, je n’ai pas peur, trois étages plus bas, le
large trottoir m’attend. Un rapide coup d’œil en bas afin de vérifier qu’aucun
piéton ne s’y trouve et je me lance. Je ferme les yeux. Soudain une voix d’enfant
me fait sursauter :
— Tu fais quoi, madame ?
Je
perds presque l’équilibre et manque de tomber sans en avoir cette fois la
volonté.
Je
descends précipitamment de la chaise et regarde à droite. La tête d’une petite fille d’environ sept ans
dépasse du mur. Elle me regarde et me sourit. Je souris à mon tour et improvise :
— J’essaie de voir au loin, c’est
plus joli, mais ne fais pas comme moi tu pourrais tomber !
— Je sais, maman m’a interdit de
monter sur quoi que ce soit.
— Que fais-tu sur le balcon par ce
froid ? Tu devrais rentrer te mettre au chaud.
— J’ai mon gros manteau, toi tu
devrais rentrer, tu n’as même pas de pull !
— Tu as raison, je vais rentrer,
bonne nuit petite !
— J’aime bien venir sur le balcon, comme
ça je sens les bonnes odeurs de tes plantes et de tes fleurs. Je les regarde
souvent, et quelques fois je te regarde aussi.
— Ha bon ! Je ne me suis jamais
rendu compte qu’il y avait une petite espionne, dis-je en souriant.
— Je m’ennuie souvent le soir, maman
travaille la nuit et elle ne veut pas que je regarde trop la télévision.
— Je suis contente de voir que tu
aimes mes plantes, mais maintenant tu devrais rentrer faire tes devoirs et
aller te coucher pour aller à l’école demain matin.
— J’ai fait mes devoirs, mais je ne
vais plus à l’école depuis l’année dernière déjà. On a dit à maman que c’était
mieux si je restais à la maison depuis que je suis tombée malade. Moi j’aimais
bien l’école, maintenant je n’ai plus de copains.
— Tu veux dire que tu passes toutes
tes journées ici ?
— Oui souvent, sauf quand on va à l’hôpital
pour mon traitement. J’aime bien y aller, on prend le métro et les docteurs
sont gentils avec moi, même si je suis très fatiguée après.
Je
me sens un peu mal à l’aise et j’ai froid, mais je ne peux pas me résoudre à
rentrer, je poursuis :
— J’espère que tu vas guérir comme
ça ! Tu es jeune, tu vas te remettre.
— Oui c’est ce que me dit toujours
maman, mais je sais que ce n’est pas vrai. Tu sais, j’ai vu d’autres enfants à
l’hôpital. Au début ils venaient juste en visite comme moi, et maintenant je
sais que certains ne viennent plus et ne viendront plus jamais. Je sais que ma
maladie va me faire monter au ciel, mais je n’ai pas peur, tu sais !
— Tu ne devrais pas dire cela, il y
a toujours de l’espoir et la médecine et la science font d’énormes progrès tous
les jours.
— Je sais, c’est ce que je dis à
maman quand elle pleure. Je n’aime pas la voir pleurer, quelques fois elle se
cache. J’essaie de ne pas lui montrer que j’ai mal.
— Tu as quelle méchante maladie
petite ?
— Je ne suis pas petite, et je m’appelle
Lydie. J’ai un cancer du cerveau. Tu t’appelles comment toi ?
Mon
sang ne fait qu’un tour quand j’entends cela, si jeune, si mature.
— Moi je m’appelle Agathe, c’est
vrai que tu ne parais pas petite, excuse-moi.
— Non pas grave ! Tu sais
Agathe, tu devrais rentrer mettre un manteau tu vas attraper la mort, comme dis
maman !
J’esquisse
un sourire et gentiment lui réponds :
— Tu as raison, mais je vais
rentrer, je dois préparer le diner.
— Déjà ? Dis Agathe, tu pourras
m’apprendre à faire pousser des fleurs et des légumes, j’aimerai bien en avoir
aussi.
— Écoute, demain c’est samedi, si ta
maman veut bien, tu peux venir chez moi et je t’apprendrais. D’accord ?
— Ho oui, j'aimerai bien !
Je
la laisse là, et rentre, je suis frigorifiée. Quel hasard, j'étais sur le point
de me lancer dans le vide et cette enfant apparaît. Comment pourrais-je partir
tranquille et me plaindre quand je vois sa situation ?
Depuis
ce jour, tous les soirs je rencontre ma petite amie. Sa mère semble une femme
gentille, et pleine d’attention. La maladie de Lydie évolue doucement, mais
surement. Les séances de chimiothérapie deviennent de plus en plus pénibles,
mais elle ne se plaint pas.
Quant
à moi, j’ai repris goût à la vie. Je fais partie d’une association qui visite
les malades en milieu hospitalier. Je me sens utile.
La
semaine dernière j’ai, avec la permission de sa maman, apporté un petit chaton
à Lydie. Je l’ai trouvé dans la rue, il devait avoir à peine trois semaines. Il
faut le nourrir au biberon, en plus, pauvre bête à une patte cassée.
J’ai
expliqué à ma nouvelle amie que sa survie n’était pas garantie. Lydie depuis,
redouble de soins pour l’animal et en oublie presque ses problèmes. Le chaton
se porte de mieux en mieux.
Lydie
ne vivra peut-être pas encore très longtemps, mais elle m’a appris que la vie
mérite d’être vécue.
Quelle jolie histoire
RépondreSupprimerBelle leçon d'humanité.
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