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dimanche 1 mars 2015

Lydie



La rue grouille de monde, je progresse difficilement et je peine même à me faufiler dans la foule, zigzaguant entre les parapluies. À chaque fois la même chose, tous les jours à la même heure. Les tours de la ville vomissent des gerbes continues d’employés rentrant chez eux. J’ai en horreur ce moment de la journée, pourtant signe de repos bien mérité. Le métro est pire encore. Après deux longues heures de trajet, j’arrive finalement à mon domicile. Petit appartement de banlieue, au troisième étage d’un bâtiment des années soixante. Je vis à cet endroit depuis presque vingt ans.

Mon époux est mort l’année dernière, d’une crise cardiaque qu’il avait, d’ailleurs bien méritée. Ce n’est pas que je le détestais, mais gros fumeur et buveur invétéré il avait ses crises de violence. J’avais souhaité sa mort des milliers de fois.
Malgré tout, il me manque. Étrange, comme on s’habitue aux personnes mêmes les pires d’entre elles. Je jette un rapide coup d’œil dans la boite aux lettres, pas besoin de l’ouvrir, la porte tordue sur la partie basse laisse aisément découvrir l’intérieur. Comme d’habitude quelques publicités, je les enfourne dans la corbeille métallique qui n’en peut déjà plus. L’ascenseur reste en panne depuis la semaine dernière. En fait, il l’est plus souvent qu’en fonction. Je grimpe une à une les marches, les jambes lourdes.
Mon appartement n’est pas très grand, mais je m’y sens bien. Un deux-pièces cuisine avec balcon donnant sur la tour d’en face. J’aime cet endroit, il mesure trois mètres de long sur un mètre cinquante, mais c’est suffisant pour ce que j’y fais. J’ai installé des canisses sur le pourtour de la rampe métallique. Cela ne me cache pas vraiment, mais donne un aspect jardinet ou pour le moins plus naturel qui me plait bien. Une petite table de café et une chaise métallique m’y attendent. Régulièrement, je m’y installe et m’occupe de mes fleurs. Je jardine même un peu dans des jardinières, pas grand-chose, mais quelques herbes culinaires. Je possède un pied de romarin, je dois le tailler souvent, il pousse si vigoureusement. Le thym se marie avec un pied de persil, les branches se mélangent. Malheureusement février me laisse peu l’occasion d’y séjourner, ou alors peu de temps. Cette année je ne crois pas que je verrai la percée des crocus. 
Cela fait déjà plusieurs semaines que j’y pense sérieusement. Ma situation est loin d’être enviable. Je vis seule, sans plus aucune attache. Certes, je travaille dans une grande société du CaC40, mais comme femme de ménage. Quelle satisfaction !
Le salaire de base me permet à peine de terminer les fins de mois. C’est vraiment étonnant parfois comme la solitude peut paraître pire que la souffrance.
J’ai failli devenir maman, il y a longtemps maintenant, mais la cicatrice ne s’est toujours pas fermée. Je me trouvais enceinte de quatre mois et demi lorsque l’accident est arrivé. Mon mari venait de se faire licencier pour faute grave, et il était rentré ivre à la maison. On s’est disputé, et il m’a poussé, je suis tombée sur l’angle de la table de salon. La douleur n’était pas intense, mais le lendemain des saignements m’ont amené à visiter les urgences. Le docteur très gentil n'a rien pu faire pour moi. Étrangement, encore aujourd’hui je me mens ; parler d’accident alors que tout est de sa faute. Je lui ai souvent tout pardonné, mais mon amour pour lui a disparu ce jour-là.
J’ai souvent pensé à le quitter, mais pour faire quoi, je ne travaillais pas. Je n’avais pour ainsi dire pas d’ami, en tout cas pas le genre qui auraient pu me recueillir pour un temps. Mes parents, décédés dans un accident de voiture la veille de mes vingt ans, ne pouvaient plus rien pour moi. Le peu de famille qui me restait se trouvait à la frontière espagnole, et je comprenais à peine ce qu’ils disaient. 
Parfois, j’imagine ce que ma vie aurait pu être avec quelques choix différents, juste le fait de ne pas avoir rencontré Raymond. Pourtant je l’aimais, du moins je croyais l’aimer. En fait, je ne voulais juste pas me trouver seule. Il s’est présenté à moi quand j’allais mal, je souffrais de la disparition de mes parents, et il est apparu. Une bénédiction au début, mais qui s’est vite transformée en cauchemar. J’ai beaucoup souffert, mais je ne me sentais pas seule.
Aujourd’hui, j’ai le cœur vide. Depuis une semaine il pleut, de cette pluie mi-neige mi-eau. J’écrirai bien une lettre pour m’expliquer, mais à qui ? Et surtout pour dire quoi ? Que j’en ai assez de cette vie fade, sans goût ni parfum !
L’état dans lequel je me trouve me semble plus près de la sérénité que de l’anxiété, mais je suis décidée. Je prends ma douche de manière mécanique, comme dans un état second. Je ne pense pas, je bouge juste, les yeux dans le vide.
Face au miroir, je me brosse les cheveux, quelques-uns restent attaches à la brosse, noir et gris. Ma plus belle robe sera parfaite pour cette occasion. Un léger maquillage et je suis fin prête.
Mon balcon est le lieu parfait. Il fait froid, mais pas besoin d’enfiler un manteau. Je tire un peu la chaise qui grince sur le béton. Je la positionne au bord de la rampe et déchausse mes escarpins. Je m’applique et décompose chaque mouvement, robotisée. Doucement, en me tenant au haut de la rampe, je grimpe sur la chaise. Il fait déjà nuit, mais les lumières de la ville me permettent de voir au loin. Paradoxalement, je n’ai pas peur, trois étages plus bas, le large trottoir m’attend. Un rapide coup d’œil en bas afin de vérifier qu’aucun piéton ne s’y trouve et je me lance. Je ferme les yeux. Soudain une voix d’enfant me fait sursauter :
— Tu fais quoi, madame ?
Je perds presque l’équilibre et manque de tomber sans en avoir cette fois la volonté.
Je descends précipitamment de la chaise et regarde à droite. La tête d’une petite fille d’environ sept ans dépasse du mur. Elle me regarde et me sourit. Je souris à mon tour et improvise :
            — J’essaie de voir au loin, c’est plus joli, mais ne fais pas comme moi tu pourrais tomber !
            — Je sais, maman m’a interdit de monter sur quoi que ce soit.
            — Que fais-tu sur le balcon par ce froid ? Tu devrais rentrer te mettre au chaud.
            — J’ai mon gros manteau, toi tu devrais rentrer, tu n’as même pas de pull !
            — Tu as raison, je vais rentrer, bonne nuit petite !
            — J’aime bien venir sur le balcon, comme ça je sens les bonnes odeurs de tes plantes et de tes fleurs. Je les regarde souvent, et quelques fois je te regarde aussi.
            — Ha bon ! Je ne me suis jamais rendu compte qu’il y avait une petite espionne, dis-je en souriant.
            — Je m’ennuie souvent le soir, maman travaille la nuit et elle ne veut pas que je regarde trop la télévision.
            — Je suis contente de voir que tu aimes mes plantes, mais maintenant tu devrais rentrer faire tes devoirs et aller te coucher pour aller à l’école demain matin.
            — J’ai fait mes devoirs, mais je ne vais plus à l’école depuis l’année dernière déjà. On a dit à maman que c’était mieux si je restais à la maison depuis que je suis tombée malade. Moi j’aimais bien l’école, maintenant je n’ai plus de copains.
            — Tu veux dire que tu passes toutes tes journées ici ?
            — Oui souvent, sauf quand on va à l’hôpital pour mon traitement. J’aime bien y aller, on prend le métro et les docteurs sont gentils avec moi, même si je suis très fatiguée après.
Je me sens un peu mal à l’aise et j’ai froid, mais je ne peux pas me résoudre à rentrer, je poursuis :
            — J’espère que tu vas guérir comme ça ! Tu es jeune, tu vas te remettre.
            — Oui c’est ce que me dit toujours maman, mais je sais que ce n’est pas vrai. Tu sais, j’ai vu d’autres enfants à l’hôpital. Au début ils venaient juste en visite comme moi, et maintenant je sais que certains ne viennent plus et ne viendront plus jamais. Je sais que ma maladie va me faire monter au ciel, mais je n’ai pas peur, tu sais !
            — Tu ne devrais pas dire cela, il y a toujours de l’espoir et la médecine et la science font d’énormes progrès tous les jours.
            — Je sais, c’est ce que je dis à maman quand elle pleure. Je n’aime pas la voir pleurer, quelques fois elle se cache. J’essaie de ne pas lui montrer que j’ai mal.
            — Tu as quelle méchante maladie petite ?
            — Je ne suis pas petite, et je m’appelle Lydie. J’ai un cancer du cerveau. Tu t’appelles comment toi ?
Mon sang ne fait qu’un tour quand j’entends cela, si jeune, si mature.
            — Moi je m’appelle Agathe, c’est vrai que tu ne parais pas petite, excuse-moi.
            — Non pas grave ! Tu sais Agathe, tu devrais rentrer mettre un manteau tu vas attraper la mort, comme dis maman !
J’esquisse un sourire et gentiment lui réponds :
            — Tu as raison, mais je vais rentrer, je dois préparer le diner.
            — Déjà ? Dis Agathe, tu pourras m’apprendre à faire pousser des fleurs et des légumes, j’aimerai bien en avoir aussi.
            — Écoute, demain c’est samedi, si ta maman veut bien, tu peux venir chez moi et je t’apprendrais. D’accord ?
            — Ho oui, j'aimerai bien !

Je la laisse là, et rentre, je suis frigorifiée. Quel hasard, j'étais sur le point de me lancer dans le vide et cette enfant apparaît. Comment pourrais-je partir tranquille et me plaindre quand je vois sa situation ?

Depuis ce jour, tous les soirs je rencontre ma petite amie. Sa mère semble une femme gentille, et pleine d’attention. La maladie de Lydie évolue doucement, mais surement. Les séances de chimiothérapie deviennent de plus en plus pénibles, mais elle ne se plaint pas.
Quant à moi, j’ai repris goût à la vie. Je fais partie d’une association qui visite les malades en milieu hospitalier. Je me sens utile.
La semaine dernière j’ai, avec la permission de sa maman, apporté un petit chaton à Lydie. Je l’ai trouvé dans la rue, il devait avoir à peine trois semaines. Il faut le nourrir au biberon, en plus, pauvre bête à une patte cassée.
J’ai expliqué à ma nouvelle amie que sa survie n’était pas garantie. Lydie depuis, redouble de soins pour l’animal et en oublie presque ses problèmes. Le chaton se porte de mieux en mieux.
Lydie ne vivra peut-être pas encore très longtemps, mais elle m’a appris que la vie mérite d’être vécue.

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