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mercredi 26 février 2014

Un samedi comme tant d'autres

          L 'heure du repas approchait, et je commençais à avoir cette boule au ventre. J'entendais la cocotte minute qui sifflait dans la cuisine depuis une demi-heure, rarement elle hurlait plus longtemps.
Nous habitions un immeuble au septième et dernier étage, ma mère, mon frère et moi depuis quelques années déjà, et l'ami de ma mère qui nous avait rejoint depuis quelques mois.
J'aimais cet appartement, tout en longueur, le couloir nous servait de salle de jeu et nous permettait mille folies. Je terminais mes devoirs dans la chambre, lorsque le signal retentit :
« A table, les enfants! ».

          Mon cœur comme à l'habitude se mit à battre la chamade, cette impression de vide en pleine poitrine me reprit, mais je ne me fis pas prier une seconde fois et en quelques secondes,  j'étais assis à ma place, bien sage, les mains posées de chaque côté de l'assiette.
La cuisine peu spacieuse, suffisait néanmoins aux repas familiaux. Cela sentait bon la pomme de terre et le poisson. La vapeur crachée par la machine diabolique avait embué les grandes vitres de la pièce, ce qui filtrait un peu la lumière. J'avais toujours été impressionné par cette cocotte, le bruit qu'elle faisait, rapide et puissant, lâchant à chaque demi-tour sa complainte en un jet de vapeur cinglant l'air. Une locomotive lancée à deux cents à l'heure. Quelques fois, lorsque ma mère s'absentait de la cuisine, je bloquais la soupape en y posant l'index, elle s'arrêtait alors de tourner, puis je la relâchais et elle repartait plus rapidement, comme énervée qu'elle était de mon intervention. J'avais l'impression de la dominer un peu, je la faisais taire un instant ce qui la faisait pester.
Ma mère prit la cocotte et la posa dans l'évier, libéra la soupape et dans un long soupir, un crachat de vapeur vint lécher le plafond. En quelques secondes des gouttes d'eau se formèrent au plafond. C'était un instant magique.  Après avoir dévissé son couvercle, elle faisait apparaître son contenu, un peu comme on ouvre un coffre aux trésors.
Elle l'utilisait souvent. Je me souviens qu'elle me disait que c'était révolutionnaire pour les femmes seules qui travaillaient et avaient des enfants.
Mon frère et moi avions été élevé par nos grands-parents de nombreuses années. Puis ayant progressé dans son travail, maman avait loué cet appartement. Nous l'aidions dans les tâches ménagères, dressions la table, épluchions les pommes de terre. Je m'occupais du suivi scolaire de mon frère. Nous faisions le maximum pour soulager notre mère du lourd fardeau qu'elle portait,  seule avec deux enfants, dans les années soixante dix. Malgré cela, nous vivions heureux et on se serrait les coudes.

          Mais les choses avaient bien changé depuis l'arrivée de "l'homme" dans la maison. En quelques mois, les règles établies avaient évolué, nous étions des garçons, nous nous devions d'être moins cajolés, moins dans les jupes de notre mère.  Malgré cela, mon frère et moi étions contents, elle paraissait moins stressée, était devenue plus coquette et semblait soulagée.
Elle servit tout d'abord le poisson qu'elle avait fait revenir dans la friture, puis les pommes de terre.
Malgré la faim qui me tenaillait, je regardais ma fourchette avec effroi.
Les mains toujours posées sur la table, le regard plongé dans mon assiette, je commençais à entendre le cliquetis du ballet des couteaux et fourchettes. Je connaissais par cœur le dessin aux petites fleurs bleues de nos assiettes, elles étaient laiteuses et un peu transparentes.
-« Tu ne manges pas » demanda ma mère un peu inquiète.
-« Si si, mais c'est encore un peu trop chaud! » répondis-je sans lever les yeux.
Je sentais le regard de l'homme posé sur moi. Comme à son habitude il trônait, assis face à moi, raide comme un piquet. Il attendait, comme un chasseur attend sa proie.
Je pris délicatement mes couverts et commençai à couper les pommes de terre, elles se séparaient facilement en morceaux difformes sans que le couteau n'ait le temps de faire son œuvre.
Cela faisait bien trois mois que je redoutais les fins de semaine et les repas « en famille ». Les jours d'école mon frère et moi mangions chez nos grands-parents  midi et soir, et ne rentrions à l'appartement  qu'après le dîner lorsque ma mère rentrait du travail.
Ce samedi midi allait ressembler au précédent et certainement aux prochains repas. Je me rendis compte que ma main gauche qui tenait ma fourchette tremblait sans que je ne puisse l'en empêcher.
Je saisis tout d'abord un morceau de poisson que je portai à la bouche.
Personne n'avait émis le moindre son depuis un moment et ma mère se lança.
- «Il fait beau aujourd'hui, que dirais-tu de faire un tour en forêt cet après midi? » demanda-t-elle à l'homme.  Elle tentait de distraire son attention, c'était certain. Je mastiquais doucement en fixant toujours mon plat, la tête légèrement baissée.
- «Je dois laver la voiture, mais pourquoi pas ? Nous pourrions aller à la source! » avait-il répondu rapidement. Il ne m'avait pas lâché des yeux, j'en étais certain. J'aurais voulu relever la tête et le regarder en face, mais cela aurait été comme le défier.
- «Qu'en pensez-vous les enfants ? » Ma mère semblait soulagée et transmettait une joie qu'elle ne pouvait feindre.
- «Oui » répondit mon frère «  on attrapera des salamandres! ».
Je n'osai répondre, mais levant les yeux en direction de ma mère, je lui adressai un sourire qui voulait dire oui. Le couperet tomba aussitôt :
- «Ta mère t'as posé une question, tu pourrais avoir la politesse de répondre! » lança-t-il. Il venait de trouver une faille et s'était engouffré dedans, la proie était sortie du bosquet, elle était à sa portée.
- « Oui maman, je veux bien! » ma voix était fébrile, mais j'avais esquivé l'attaque.
Je savais que ce n'était que le début, mais j'espérais pouvoir déjouer la prochaine. J'avais du mal à avaler chaque bouchée et le pichet d'eau ne suffirait pas à étancher mon manque de salive.
A nouveau ma mère tenta une diversion :
- « Ça s'est bien passé au garage ce matin? » demanda-t-elle d'un ton faussement curieux.
- « Oui, j'ai vu avec le patron le problème des effectifs, il pense à embaucher un autre mécano. »
- « Ha, c'est bien et tu penses qu'il va te nommer chef d'équipe ? » ajouta t elle aussitôt.
- « J'y travaille mais il sait que si il veut me garder, il devra y passer ! »
Je ressentis soudain une vive douleur sur la main droite ce qui me fit sursauter. La trace de quatre pointes rouges se dessinait déjà sur le revers de ma main.
- « Je t'ai déjà dit de ne pas mettre ton bras sur la table, tu ne comprendras jamais rien ? » puis se tournant vers ma mère.
- « Combien de fois je lui ai dit déjà ? »
- « En plus il mange comme un porc, regarde-le ! Ferme ta bouche quand tu manges ! On voit tout tu es vraiment dégoûtant. » Il essuya alors sa fourchette avec laquelle il venait de me frapper.
J'avais les larmes aux yeux, blessé, humilié, penaud et fragile devant cet étranger. Je n'avais pas fini d'avaler ma bouchée, la peur me tenaillait, ma gorge se serrait, je savais ce qui allait se passer.
- « Tiens-toi droit quand tu manges ! Et regarde-moi quand je te parle ! » hurla-t-il. Je redressai un peu la tête, gardant en bouche la nourriture que je n'arrivais à avaler.
- « Et ne commence pas à pleurer, je ne t'ai pas fait mal, tu es pire qu'une fillette ! » ! dit-il d'un ton plus calme. Je le sentais réjoui, il goûtait à nouveau son pouvoir sur moi et n'en perdait pas une miette. Se tournant alors vers ma mère il continua :
- «  Regarde-le manger, quand je te le dis ! Allez, essaie de manger proprement au moins pour ta mère, et ferme ta bouche cette fois ». Il avait adouci le timbre de sa voix, effaçant ainsi la colère précédente. Il savait  manipuler, et arrivait toujours à ses fins en ralliant chaque fois ma mère à sa cause. Je me sentais perdu, j'aurai voulu m'enfuir, hurler, mais rien, pas un muscle ne voulait m'obéir, j'étais tétanisé, je retenais mes larmes. Je me mis à mastiquer à nouveau, mais doucement, tentant de ne pas ouvrir cette bouche qui n'en faisait qu'à la sienne. Ma mâchoire me tiraillait, mais je forçais dessus, tentant de minimiser les mouvements.
- « Regarde ! » hurla l'homme, vainqueur, triomphant. « Je te l'ai dit : on ne fait rien de bon avec de la mauvaise herbe ! » victorieux.
Ma mère tenta alors timidement: « Mais il dit qu'il ne le fait pas exprès ! ».
J'avais fini par avaler cette bouchée qui avait perdu tout goût, mes larmes coulaient maintenant et s'écrasaient dans l'assiette.
- « C'est ça ! Prends sa défense ! J'essaie d'élever tes enfants comme il faut et voilà le remerciement! » Il avait toujours cette même explication, c'était pour mon bien, ma mère n'y comprenait rien aux bonnes manières, elle serait honteuse de moi dans un restaurant, et j'étais un porc. Il avait terminé son assiette, brusquement il se leva, jeta sa serviette de table sur la chaise et partit triomphant.

          J 'avais dix ans environ, et ceci dura une bonne année encore, jusqu'au jour ou ma mère apprit que je souffrais de pronation suite à un examen médical à l'école.
Les dents de la mâchoire inférieure venaient recouvrir les dents de la mâchoire supérieure, ce qui empêchait une mastication normale. Le menton en galoche ne se voyait pas encore, mais c'est ce qui m'attendait : un appareil dentaire me fit souffrir, mais cependant, mille fois moins que les repas en famille.
Après ce jour, d'autres raisons vinrent ternir les repas dominicaux, mais plus celle-là, d'excuses je n'en n'eus pas ! Il ne pouvait pas deviner ! Et c'était pour mon bien, disait-il ! Ma mère acquiesça et on n'en reparla jamais plus.

4 commentaires:

  1. Je connaissais l'histoire , mais j'admire ton talent d'auteur !

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  2. Merci c'est gentil, oui je l'avais publié sur un autre site auparavant.

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  3. C'est Marjorie . Mais je suis sincère jolie plume narrative . merci pour ces quelques mots

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