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mardi 4 mars 2014

Machin



Un matin d’avril

Le parc semble désert. Il fait beau, presque quinze degrés. Mon cartable ne pèse rien, ce matin bizarrement je n’y ai pas placé mes livres. Comme une intuition, une prémonition me poussant à les laisser sur mon bureau. Je flâne et glisse les pieds sur le chemin de gravier, tentant d‘y laisser de longues traînées. J’allonge la foulée. La tête baissée, je ne pense à rien, je me sens bien. Le sac que je tiens en bandoulière m’encombre. D’un geste décidé, je le saisis et le jette dans une poubelle longeant l’allée. Je ne cesse pas d’appuyer les pieds sur le sol.
Quelle décision saugrenue, mais vide, il ne me sert à rien. Et puis pourquoi aller à l’école ? Ils m’énervent tous, surtout le maitre avec sa blouse de coton noire. Les camarades ; de triples idiots qui ne me comprennent pas. Ils disent seulement que je ne suis pas comme eux. Pas comme eux ! Tant mieux, ils m’ennuient tous, ils sont débiles avec leurs billes en verre et leur carte à collectionner. Juste une bande de crétins ignorants.
À une centaine de mètres devant moi, tandis que je lève la tête, je remarque un couple se tenant par la main. Sautillant à leurs côtés, une petite fille de deux ans ou trois peut-être. Pas à pas, je me rapproche d’eux, singeant une improbable course, mon but : les dépasser.
Alors que je ne suis plus qu’à environ dix mètres, je m’élance et cours. Ma tête se met soudainement à bourdonner, mon souffle s’accélère. Agilement, je me faufile entre la fillette et le père. D’un geste précis, je la pousse de la main sur son épaule. La surprise et la force de mon geste la propulsent à plus d’un mètre en direction de la pelouse. 
J’accélère, profitant du désarroi que je viens de créer. Sans me retourner, j’entends hurler le père derrière moi. Je viens encore de frapper. À ma grande surprise, alors que d’habitude je fuis et je disparais en quelques secondes, je m’arrête et me retourne.
La mère relève sa fille aidée de son compagnon, je me trouve à une vingtaine de mètres d’eux. L’homme se tourne vers moi, je ne peux distinguer son regard, mais je comprends vite. Je pivote rapidement et reprends ma course. Le sang bat mes tempes. Je sais qu’il va tenter de me rattraper. Je bondis au-dessus d’une petite haie et coupe à travers la pelouse. Ma respiration me brule les poumons, je suffoque presque. Un bosquet à une centaine de mètres et je pourrais facilement le semer, pourtant je l’entends crier derrière moi, tout proche.
— Arrête ! Arrête !
Les muscles de mes cuisses se tétanisent. Le petit bois se rapproche, encore un effort.
Soudain, mon poids bascule vers l’avant. Il vient de me saisir par le col tout en me doublant. Je me sens si léger, mes pieds ne touchent plus le sol. Sans même me rendre compte comment, je me retrouve allongé dans l’herbe. Une main m’enserre le cou, j’ai peine à respirer non pas qu’il tente de m’étrangler, mais je suis exténué par la course. L’homme qui me tient en respect est costaud, il a levé son poing et hésite :
— Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu poussé ma fille ?  Tu mériterais que je te… Il s’arrête tout en reprenant son souffle, la pression sur mon cou n’a pas diminué.
— Pitié, dis-je d’une voix granuleuse. Ne me faites pas de mal !
— Explique-toi ou je crois que…
— Je suis désolé, Monsieur, je ne l’ai pas fait exprès !
Je peux voir sa mâchoire se serrer. Il lève un peu plus le poing, armant son coup. Mon corps tressaille saisi par la peur, je réagis immédiatement.
— D’accord, je vous explique, je suis désolé. J’ai été abandonné tout petit par ma mère à la naissance de ma demi-sœur. Je ne sais pas pourquoi,  j’ai pris votre fille pour elle ! Je suis désolé. J’espère qu’elle n’a rien ? Je sens de manière évidente l’étreinte se relâcher. Je poursuis donc sur le même ton implorant.
— Je viens de m’enfuir du foyer d’accueil, s’il vous plait laissez-moi partir ou ils vont me reprendre ! Je parviens à faire trembler ma voix, lui donnant ainsi plus d’impact. Cette fois l’homme me lâche et se relève.
— Allez ! Debout ! Des détraqués de plus en plus jeunes ! Il me tend la main et m’aide à me relever. Me saisissant par l’avant-bras, tout en m’invitant à le suivre il me questionne :
— Tu avais quel âge quand elle t’a abandonné ? Sa voix sonne suspicieuse, je peux le sentir, il ne me croit qu’à moitié. Tout en baissant les yeux au sol, je réponds en feignant d’en souffrir :
— Je devais avoir six ou sept ans, elle disait que j’étais le portrait tout craché de mon père et qu’elle ne supportait plus de me voir. Mais tout est arrivé quand ma demi-sœur est née. Nous marchons dans le sens inverse de ma fuite, je réalise que la distance parcourue en courant est hallucinante. Au loin j’aperçois la mère portant la petite dans ses bras. L’homme ne dit plus rien, son pas se calque sur le mien. Je le supplie une dernière fois :
— S’il vous plait, laissez-moi partir ! Je ne veux pas retourner au centre, ils me frapperont pour me punir de m’être échappé.
Il ne répond pas, à l’approche de son épouse il lance juste :
            — Je l’ai rattrapé, cette crapule ! La petite fille pleure, du moins quelques larmes se dessinent sur ses joues. Je lève légèrement la tête et m’adresse cette fois à la maman :
            — Je suis désolé, madame, je ne voulais pas la blesser ! J’espère qu’elle n’a rien ? Je la regarde dans les yeux, creusant légèrement les joues pour me donner un air plus malheureux. Le regard qu’elle me lance en dit long sur sa surprise :
            — Pourquoi ? Je t’ai vu la pousser, pourquoi as-tu fait cela ? Alors que je veux répondre, l’homme me devance :
            — Il m’a inventé un truc de fou ; que sa mère l’a abandonné à cause de sa sœur. C’est une crapule qui s’est échappée du centre pour jeunes délinquants certainement.
La femme me dévisage, et la tête légèrement baissée je lève les yeux vers elle. Je sais que les mères partagent toutes une plus grande sensibilité. Je fais signe non de la tête, tout en mimant une moue attristée.
            — Comment ça ? Abandonné ? Elle me fixe à nouveau. L’homme intervient :
            — Rien que des sornettes, tu vois bien qu'il ment !
            — Laisse-le parler s’il te plait.
Je ne lève toujours pas le visage, signe de soumission. J’attends un cours instant avant de répondre d’une voix fluette et juste audible :
            — Ma mère m’a abandonné, quand elle a rencontré son second mari et qu’ils ont eu ma petite demi-sœur. Je n’ai jamais connu mon père. Il l’a quittée quand il a su qu’elle était enceinte. Elle aimait plus ma demi-sœur que moi, et elle m’a rejeté, elle disait que je lui rappelais mon père, un alcoolique, un bon à rien, comme dit votre monsieur. Maintenant, je vis de foyer en foyer. Je me suis enfui du dernier, le surveillant en chef me battait pour un rien. Juste parce qu'il aime ça.
La femme qui ne m’a pas quitté du regard se tourne vers son mari :
            — Lâche-le s’il te plait, tu vois bien qu’il ne s’agit que d’un enfant.
            — Mais, il s’enfuira si je le laisse partir, et s’il pousse une autre gamine, ou pire ?
            — Voyons Charles, regarde, Lucie n’a rien, elle a surtout eu peur.
Voyant que la situation change en ma faveur, j’interviens :
            — Je ne m’enfuirai pas monsieur, je vous promets ! Lentement, la pression sur mon bras se desserre, jusqu’à disparaître. Je ne bouge pas, j’attends, la dame renchérit :
            — Si on te laisse partir, où iras-tu ?  
            — La sœur de ma mère habite près d’Orléans, je me souviens bien de l’endroit, je suis certain qu’elle m’accueillerait. Elles ne se parlent plus depuis longtemps, mais elle m’aimait bien. J’ai essayé de m’y rendre une fois, mais les contrôleurs du train m’ont arrêté et remis à la Police. Je n’avais pas de billet.
Mon histoire commence à prendre forme et je vois qu’elle me croit. Elle pose sa fille dans les bras de son compagnon et ouvre son sac à main. C’est une femme jeune, une trentaine d’années à peine. Elle se saisit d’un billet de cinquante euros, qu’elle extirpe d’une grosse liasse et me le tend.
            — Prends ça ! Tu pourras te payer le train sans aucun souci, c’est plus qu’assez.
Je reste pantois, je viens de pousser sa fille, m’enfuir, mentir et elle me donne cet argent.
Devant mon hésitation elle reprend :
            — Tiens ! Prends ma carte de visite également, si quelque chose arrive donne-la et demande que l’on m’appelle.
Je regarde les mentions inscrites sur la carte sans vraiment les lire, elle est avocate en matières familiales. J’avance timidement un merci et la regarde un peu dérouté. Son ami intervient :
            — Pauline, tu ne crois pas que tu exagères, cinquante euros ! À un gosse des rues que tu ne connais pas ! Il va s’acheter des conneries avec ça et demain tu le recroises dans le parc.
            — Cinquante euros ce n’est rien, si ça peut le sortir de ce foyer, et si je n’agis pas je ne saurais pas dormir. Mais tu as raison, je vais l’accompagner à la gare. D’un ton décidé et qui ne demande pas de commentaire elle ajoute :
            — Rentre avec Camille, je te rejoins dans une petite heure. Ce faisant elle me prend la main et m’emmène dans l’allée, sans même se retourner.
            — Comment t’appelles-tu ? Moi c’est Pauline.
            — Marcelin, mais tout le monde me nomme Machin !
            — Machin ? Mais c’est horrible ! Comment peut-on appeler quelqu’un Machin.
            — Moi j’aime bien, c’est un peu comme si j’étais sans identité.
            — Quel âge as-tu bonhomme ? Dix, onze ans je pense ?
Tout en avançant, je range le billet dans ma poche de pantalon ainsi que la carte de visite. C’est bizarre, quelques minutes auparavant j’aurais pu tuer sa fille, juste pour m’amuser. Et elle, tout bêtement me vient en aide.
            — Je vais avoir douze ans en mai. Où m’emmenez-vous ?
            — À la gare, je vais voir si l’on peut trouver un train direct. Tu es certain de te rappeler où réside ta tante ?
            — Oui, oui, j’y suis allé souvent.
La discussion s’arrête. Elle marche d’un pas rapide.
Je me sens en effervescence, en quelques minutes le jeu a pris des proportions énormes. Mon cœur palpite à l’idée de tout ce qui devient possible. On dit que le mal ne paie pas, mais c’est tout l’inverse. Dire que mes parents pensent que je suis à l’école. Il faut dire que je leur donne du fil à tordre depuis quelques années. On me classe plutôt dans les enfants difficiles. C’est étrange, je les considère presque comme des inconnus. Je les vois, ils me parlent, mais j’ai l’impression qu’ils discutent avec quelqu’un d’autre. Un peu comme si j’usais d’un écran de fumée. Les gens m’ennuient, mes parents aussi, je trouve la vie sans intérêt. Si insignifiante.
Nous approchons de la sortie du parc. Pauline me lâche la main et m’indique :
            — Ne t’inquiète pas, on va emprunter ce passage sous le boulevard. C’est un endroit que je ne fréquenterai pas le soir, mais à cette heure c’est un raccourci pratique.
Tandis que nous descendons l’allée, j’aperçois l’entrée d’un tunnel. De chaque côté les murs vomissent d’inscriptions difformes. Plus l’on avance et plus le coin devient sal, tessons de bouteilles, cartons, canettes. Je ne me sens pas très bien, comme la nausée.
L’entrée est toute proche. Je distingue clairement les marches de bétons qui descendent dans le noir. J’ai toujours eu horreur du noir. Pauline me précède et descend la première marche. Je m’arrête. Pas question d’entrer dans ce trou. Elle se retourne :
            — Viens ! Ne crains rien, c’est un tunnel d’une centaine de mètres, je l’ai déjà pris plusieurs fois. Je te promets il n’y a pas de rats, j’en ai une peur bleue.
            — Je ne me sens pas à l’aise, je préfère passer ailleurs. Je n’aime pas l’endroit.
Elle me tend la main tout en descendant une nouvelle marche. J’avance d’un pas. La lumière est toujours présente, mais ce qui m’inquiète c’est ce que je ne vois pas devant moi.
            — Allez viens. Tu ne crains rien.
J’esquisse un sourire et m’engouffre dans l’antre de quelques marches. Pauline me sourit et me tend à nouveau la main. Plutôt que de la saisir, je me précipite et de tout mon poids la pousse en avant. Je peux voir un instant la surprise se lire sur son doux visage. Elle dévale les escaliers sur une dizaine de mètres. Je peux percevoir le bruit de son corps heurtant le béton. Je suis cette chute sans en perdre un détail. Elle est en bas, je la distingue à peine, mais j’entends son râle. Elle gémit. La pousser dos aux marches était une idée brillante. Pas à pas, je descends, doucement. Je laisse ainsi le temps à mes yeux de s’adapter à la pénombre. Elle ne s’est pas relevée. Sa jambe droite est pliée sur la troisième marche, dans une position étrange, comme disloquée. La chaussure a disparu. Tout son poids repose sur son épaule gauche, son bras est coincé sous son corps. La joue contre le sol, elle tourne légèrement la tête et m’observe. Je souris. Elle murmure quelques sons mélangés aux gémissements.
Je m’approche un peu plus, jusqu’à surplomber son visage. Je ne comprends pas ses paroles, mais je les devine. Je pose mon pied sur sa nuque, je force un peu pour l’intercaler entre sa tête et sa clavicule. D’un geste sec, je place tout mon poids sur mon pied. J’entends les cervicales craquer, le cou vient de céder. Comme une branche sèche qui craque. Elle n’a pas souffert, je crois.
Je ramasse son sac et récupère l’argent. C’est étrange, je ne ressens rien, ni joie, ni pitié, ni haine ou excitation.
Un acte presque banal finalement. Ma vie vient de basculer, je ne rentrerai pas chez moi aujourd’hui. Étrangement, j’en avais le pressentiment.
Cet espace vide dans ma poitrine me surprend. C’est à peine si je peux ressentir les battements de mon cœur.


 

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