Un matin d’avril
Le parc semble désert.
Il fait beau, presque quinze degrés. Mon cartable ne pèse rien, ce matin
bizarrement je n’y ai pas placé mes livres. Comme une intuition, une
prémonition me poussant à les laisser sur mon bureau. Je flâne et glisse les
pieds sur le chemin de gravier, tentant d‘y laisser de longues traînées. J’allonge
la foulée. La tête baissée, je ne pense à rien, je me sens bien. Le sac que je
tiens en bandoulière m’encombre. D’un geste décidé, je le saisis et le jette dans
une poubelle longeant l’allée. Je ne cesse pas d’appuyer les pieds sur le sol.
Quelle décision saugrenue, mais
vide, il ne me sert à rien. Et puis pourquoi aller à l’école ? Ils
m’énervent tous, surtout le maitre avec sa blouse de coton noire. Les
camarades ; de triples idiots qui ne me comprennent pas. Ils disent
seulement que je ne suis pas comme eux. Pas comme eux ! Tant mieux, ils
m’ennuient tous, ils sont débiles avec leurs billes en verre et leur carte à
collectionner. Juste une bande de crétins ignorants.
À une centaine de mètres devant
moi, tandis que je lève la tête, je remarque un couple se tenant par la main.
Sautillant à leurs côtés, une petite fille de deux ans ou trois peut-être. Pas
à pas, je me rapproche d’eux, singeant une improbable course, mon but : les
dépasser.
Alors que je ne suis plus qu’à
environ dix mètres, je m’élance et cours. Ma tête se met soudainement à
bourdonner, mon souffle s’accélère. Agilement, je me faufile entre la fillette
et le père. D’un geste précis, je la pousse de la main sur son épaule. La
surprise et la force de mon geste la propulsent à plus d’un mètre en direction
de la pelouse.
J’accélère, profitant du
désarroi que je viens de créer. Sans me retourner, j’entends hurler le père
derrière moi. Je viens encore de frapper. À ma grande surprise, alors que
d’habitude je fuis et je disparais en quelques secondes, je m’arrête et me
retourne.
La mère relève sa fille aidée
de son compagnon, je me trouve à une vingtaine de mètres d’eux. L’homme se
tourne vers moi, je ne peux distinguer son regard, mais je comprends vite. Je
pivote rapidement et reprends ma course. Le sang bat mes tempes. Je sais qu’il
va tenter de me rattraper. Je bondis au-dessus d’une petite haie et coupe à
travers la pelouse. Ma respiration me brule les poumons, je suffoque presque.
Un bosquet à une centaine de mètres et je pourrais facilement le semer,
pourtant je l’entends crier derrière moi, tout proche.
—
Arrête ! Arrête !
Les muscles de mes cuisses se
tétanisent. Le petit bois se rapproche, encore un effort.
Soudain, mon poids bascule vers
l’avant. Il vient de me saisir par le col tout en me doublant. Je me sens si
léger, mes pieds ne touchent plus le sol. Sans même me rendre compte comment,
je me retrouve allongé dans l’herbe. Une main m’enserre le cou, j’ai peine à
respirer non pas qu’il tente de m’étrangler, mais je suis exténué par la
course. L’homme qui me tient en respect est costaud, il a levé son poing et
hésite :
—
Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu poussé ma fille ? Tu mériterais que je te… Il s’arrête tout en
reprenant son souffle, la pression sur mon cou n’a pas diminué.
—
Pitié, dis-je d’une voix granuleuse. Ne me faites pas de mal !
— Explique-toi
ou je crois que…
—
Je suis désolé, Monsieur, je ne l’ai pas fait exprès !
Je peux voir sa mâchoire se
serrer. Il lève un peu plus le poing, armant son coup. Mon corps tressaille
saisi par la peur, je réagis immédiatement.
—
D’accord, je vous explique, je suis désolé. J’ai été abandonné tout petit par
ma mère à la naissance de ma demi-sœur. Je ne sais pas pourquoi, j’ai pris votre fille pour elle ! Je
suis désolé. J’espère qu’elle n’a rien ? Je sens de manière évidente
l’étreinte se relâcher. Je poursuis donc sur le même ton implorant.
—
Je viens de m’enfuir du foyer d’accueil, s’il vous plait laissez-moi partir ou
ils vont me reprendre ! Je parviens à faire trembler ma voix, lui donnant
ainsi plus d’impact. Cette fois l’homme me lâche et se relève.
—
Allez ! Debout ! Des détraqués de plus en plus jeunes ! Il me
tend la main et m’aide à me relever. Me saisissant par l’avant-bras, tout en
m’invitant à le suivre il me questionne :
—
Tu avais quel âge quand elle t’a abandonné ? Sa voix sonne suspicieuse, je
peux le sentir, il ne me croit qu’à moitié. Tout en baissant les yeux au sol,
je réponds en feignant d’en souffrir :
—
Je devais avoir six ou sept ans, elle disait que j’étais le portrait tout
craché de mon père et qu’elle ne supportait plus de me voir. Mais tout est
arrivé quand ma demi-sœur est née. Nous marchons dans le sens inverse de ma
fuite, je réalise que la distance parcourue en courant est hallucinante. Au
loin j’aperçois la mère portant la petite dans ses bras. L’homme ne dit plus
rien, son pas se calque sur le mien. Je le supplie une dernière fois :
—
S’il vous plait, laissez-moi partir ! Je ne veux pas retourner au centre, ils
me frapperont pour me punir de m’être échappé.
Il ne répond pas, à l’approche
de son épouse il lance juste :
— Je l’ai rattrapé, cette crapule ! La petite fille
pleure, du moins quelques larmes se dessinent sur ses joues. Je lève légèrement
la tête et m’adresse cette fois à la maman :
— Je suis désolé, madame, je ne voulais pas la blesser !
J’espère qu’elle n’a rien ? Je la regarde dans les yeux, creusant
légèrement les joues pour me donner un air plus malheureux. Le regard qu’elle
me lance en dit long sur sa surprise :
— Pourquoi ? Je t’ai vu la pousser, pourquoi as-tu
fait cela ? Alors que je veux répondre, l’homme me devance :
— Il m’a inventé un truc de fou ; que sa mère l’a
abandonné à cause de sa sœur. C’est une crapule qui s’est échappée du centre
pour jeunes délinquants certainement.
La femme me dévisage, et la
tête légèrement baissée je lève les yeux vers elle. Je sais que les mères
partagent toutes une plus grande sensibilité. Je fais signe non de la tête, tout
en mimant une moue attristée.
— Comment ça ? Abandonné ? Elle me fixe à
nouveau. L’homme intervient :
— Rien que des sornettes, tu vois bien qu'il ment !
— Laisse-le parler s’il te plait.
Je ne lève toujours pas le
visage, signe de soumission. J’attends un cours instant avant de répondre d’une
voix fluette et juste audible :
— Ma mère m’a abandonné, quand elle a rencontré son
second mari et qu’ils ont eu ma petite demi-sœur. Je n’ai jamais connu mon
père. Il l’a quittée quand il a su qu’elle était enceinte. Elle aimait plus ma
demi-sœur que moi, et elle m’a rejeté, elle disait que je lui rappelais mon
père, un alcoolique, un bon à rien, comme dit votre monsieur. Maintenant, je
vis de foyer en foyer. Je me suis enfui du dernier, le surveillant en chef me
battait pour un rien. Juste parce qu'il aime ça.
La femme qui ne m’a pas quitté
du regard se tourne vers son mari :
— Lâche-le s’il te plait, tu vois bien qu’il ne s’agit
que d’un enfant.
— Mais, il s’enfuira si je le laisse partir, et s’il
pousse une autre gamine, ou pire ?
— Voyons Charles, regarde, Lucie n’a rien, elle a surtout
eu peur.
Voyant que la situation change
en ma faveur, j’interviens :
— Je ne m’enfuirai pas monsieur, je vous promets !
Lentement, la pression sur mon bras se desserre, jusqu’à disparaître. Je ne
bouge pas, j’attends, la dame renchérit :
— Si on te laisse partir, où iras-tu ?
— La sœur de ma mère habite près d’Orléans, je me
souviens bien de l’endroit, je suis certain qu’elle m’accueillerait. Elles ne
se parlent plus depuis longtemps, mais elle m’aimait bien. J’ai essayé de m’y
rendre une fois, mais les contrôleurs du train m’ont arrêté et remis à la
Police. Je n’avais pas de billet.
Mon histoire commence à prendre
forme et je vois qu’elle me croit. Elle pose sa fille dans les bras de son
compagnon et ouvre son sac à main. C’est une femme jeune, une trentaine
d’années à peine. Elle se saisit d’un billet de cinquante euros, qu’elle
extirpe d’une grosse liasse et me le tend.
— Prends ça ! Tu pourras te payer le train sans
aucun souci, c’est plus qu’assez.
Je reste pantois, je viens de
pousser sa fille, m’enfuir, mentir et elle me donne cet argent.
Devant mon hésitation elle
reprend :
— Tiens ! Prends ma carte de visite également, si
quelque chose arrive donne-la et demande que l’on m’appelle.
Je regarde les mentions
inscrites sur la carte sans vraiment les lire, elle est avocate en matières
familiales. J’avance timidement un merci et la regarde un peu dérouté. Son ami
intervient :
— Pauline, tu ne crois pas que tu exagères, cinquante
euros ! À un gosse des rues que tu ne connais pas ! Il va s’acheter
des conneries avec ça et demain tu le recroises dans le parc.
— Cinquante euros ce n’est rien, si ça peut le sortir de
ce foyer, et si je n’agis pas je ne saurais pas dormir. Mais tu as raison, je
vais l’accompagner à la gare. D’un ton décidé et qui ne demande pas de commentaire
elle ajoute :
— Rentre avec Camille, je te rejoins dans une petite
heure. Ce faisant elle me prend la main et m’emmène dans l’allée, sans même se
retourner.
— Comment t’appelles-tu ? Moi c’est Pauline.
— Marcelin, mais tout le monde me nomme Machin !
— Machin ? Mais c’est horrible ! Comment peut-on
appeler quelqu’un Machin.
— Moi j’aime bien, c’est un peu comme si j’étais sans
identité.
— Quel âge as-tu bonhomme ? Dix, onze ans je
pense ?
Tout en avançant, je range le
billet dans ma poche de pantalon ainsi que la carte de visite. C’est bizarre,
quelques minutes auparavant j’aurais pu tuer sa fille, juste pour m’amuser. Et
elle, tout bêtement me vient en aide.
— Je vais avoir douze ans en mai. Où
m’emmenez-vous ?
— À la gare, je vais voir si l’on peut trouver un train
direct. Tu es certain de te rappeler où réside ta tante ?
— Oui, oui, j’y suis allé souvent.
La discussion s’arrête. Elle
marche d’un pas rapide.
Je
me sens en effervescence, en quelques minutes le jeu a pris des proportions
énormes. Mon cœur palpite à l’idée de tout ce qui devient possible. On dit que
le mal ne paie pas, mais c’est tout l’inverse. Dire que mes parents pensent que
je suis à l’école. Il faut dire que je leur donne du fil à tordre depuis
quelques années. On me classe plutôt dans les enfants difficiles. C’est
étrange, je les considère presque comme des inconnus. Je les vois, ils me
parlent, mais j’ai l’impression qu’ils discutent avec quelqu’un d’autre. Un peu
comme si j’usais d’un écran de fumée. Les gens m’ennuient, mes parents aussi,
je trouve la vie sans intérêt. Si insignifiante.
Nous
approchons de la sortie du parc. Pauline me lâche la main et m’indique :
— Ne t’inquiète pas, on va emprunter ce passage sous le
boulevard. C’est un endroit que je ne fréquenterai pas le soir, mais à cette
heure c’est un raccourci pratique.
Tandis que nous descendons
l’allée, j’aperçois l’entrée d’un tunnel. De chaque côté les murs vomissent
d’inscriptions difformes. Plus l’on avance et plus le coin devient sal, tessons
de bouteilles, cartons, canettes. Je ne me sens pas très bien, comme la nausée.
L’entrée est toute proche. Je
distingue clairement les marches de bétons qui descendent dans le noir. J’ai
toujours eu horreur du noir. Pauline me précède et descend la première marche.
Je m’arrête. Pas question d’entrer dans ce trou. Elle se retourne :
— Viens ! Ne crains rien, c’est un tunnel d’une
centaine de mètres, je l’ai déjà pris plusieurs fois. Je te promets il n’y a
pas de rats, j’en ai une peur bleue.
— Je ne me sens pas à l’aise, je préfère passer ailleurs.
Je n’aime pas l’endroit.
Elle me tend la main tout en
descendant une nouvelle marche. J’avance d’un pas. La lumière est toujours
présente, mais ce qui m’inquiète c’est ce que je ne vois pas devant moi.
— Allez viens. Tu ne crains rien.
J’esquisse un sourire et
m’engouffre dans l’antre de quelques marches. Pauline me sourit et me tend à
nouveau la main. Plutôt que de la saisir, je me précipite et de tout mon poids
la pousse en avant. Je peux voir un instant la surprise se lire sur son doux
visage. Elle dévale les escaliers sur une dizaine de mètres. Je peux percevoir
le bruit de son corps heurtant le béton. Je suis cette chute sans en perdre un
détail. Elle est en bas, je la distingue à peine, mais j’entends son râle. Elle
gémit. La pousser dos aux marches était une idée brillante. Pas à pas, je
descends, doucement. Je laisse ainsi le temps à mes yeux de s’adapter à la
pénombre. Elle ne s’est pas relevée. Sa jambe droite est pliée sur la troisième
marche, dans une position étrange, comme disloquée. La chaussure a disparu. Tout
son poids repose sur son épaule gauche, son bras est coincé sous son corps. La
joue contre le sol, elle tourne légèrement la tête et m’observe. Je souris.
Elle murmure quelques sons mélangés aux gémissements.
Je m’approche un peu plus,
jusqu’à surplomber son visage. Je ne comprends pas ses paroles, mais je les
devine. Je pose mon pied sur sa nuque, je force un peu pour l’intercaler entre
sa tête et sa clavicule. D’un geste sec, je place tout mon poids sur mon pied. J’entends
les cervicales craquer, le cou vient de céder. Comme une branche sèche qui
craque. Elle n’a pas souffert, je crois.
Je ramasse son sac et récupère
l’argent. C’est étrange, je ne ressens rien, ni joie, ni pitié, ni haine ou
excitation.
Un acte presque banal
finalement. Ma vie vient de basculer, je ne rentrerai pas chez moi aujourd’hui.
Étrangement, j’en avais le pressentiment.
Cet espace vide dans ma
poitrine me surprend. C’est à peine si je peux ressentir les battements de mon
cœur.
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